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  • julienphilippe4

Les ténèbres au bord de la ville



Angèle travaille dans une grande enseigne de la zone industrielle de Brest. Un client étrange, un vieil homme vaguement inquiétant, semble lui prêter trop d'attention.


« Auriez-vous un cadre vert aigue-marine pour ce miroir, mademoiselle ? » (…et je connais ton nom et je vois déjà le singulier ruban rouge qui semble parer ce beau cou et je vois la forêt obscure, ah oui ma petite, je vois tout cela et plus encore)

Angèle fixa le client. La tête légèrement penchée, le septuagénaire d’une extrême maigreur attendait une réponse, la bouche légèrement entrouverte, figée dans un rictus à mi-chemin entre le sourire de fausse obséquiosité et le sarcasme. Un spécimen très commun de l’arpenteur de zones commerciales à la tombée de la nuit, venu tromper son ennui à la recherche d’un objet inutile et laid, pensa-t-elle. Angèle se fit violence afin de ne plus regarder la double rangée de dents grises reliées par des fils de salive et parvint à répondre à l’homme, immobile dans son complet verdâtre.

« Ce miroir n’existe pas dans ce coloris, monsieur, je vous l’ai déjà dit. »

Le client fit une moue de dépit, leva les yeux vers les néons du plafond de tôle avant d’esquisser à nouveau son étrange sourire gris. Sans un mot, il s’éloigna à petits pas et se dirigea vers l’espace du magasin consacré à la décoration intérieure – bibelots faussement vintage, affiches de New-York sous cadre et bougeoirs fantaisie. Angèle regarda sa montre, antiquité à gousset dont les initiales gravées sur le couvercle étaient celles de sa grand-mère. Elle pouvait prendre dix minutes de pause.

Adossée au mur de tôle de l’entrepôt 7, Angèle fumait, face au champ en jachère délimité à l’ouest par l’orée d’un bois. Le soleil avait déjà complètement disparu derrière les cyprès et les dernières lueurs du crépuscule permettaient à peine de distinguer la ligne de frondaison des arbres. Bientôt, la promesse des ténèbres totales serait tenue et elles avaleraient enfin la laideur de la zone commerciale qu’hélas l’aube recracherait. La zone constituait le poste avancé de la ville, l’avant-garde d’une armée conquérante qui n’en finissait pas de gagner du terrain, d’étendre des extensions pavillonnaires et de nouveaux labyrinthes de centres commerciaux, dont les lumières semblaient reculer toujours un peu plus les frontières de la nuit. Angèle aimait cette heure et cet endroit. Elle inspira une bouffée et fut saisie par une impression soudaine de déjà-vu, plus exactement de déjà rêvé, car la bribe fugace d’un songe récent venait de s’imposer à sa mémoire : le crépuscule, la ligne noire de la frondaison des arbres à peine perceptible sur le fond bleu sombre du ciel, elle qui s’avançait seule à travers le champ. L’image se brouillait et le souvenir du rêve glissait déjà hors de portée. Il était temps de reprendre et d’achever cet interminable samedi.

Ce soir-là, Angèle sortit avec plusieurs amis dans un pub irlandais de la ville qui affichait laborieusement les signes d’une authenticité douteuse. Au milieu des pintes et des rires, après que Martin avait offert une dernière tournée, elle se sentit brièvement étrangère à l’événement, arrêta son geste alors qu’elle portait le verre à ses lèvres, observa son reflet troublé dans la devanture. Cette brune aux cheveux courts et au regard interrogatif lui parut un peu déplacée dans le tableau, comme une intruse dont personne n’eût perçu la différence. L’instant se dissipa d’un coup et elle cogna son verre à celui de son voisin.

Dans le taxi, elle expliqua à Martin que sa montre à gousset était l’héritage de sa grand-mère, une très vieille dame qui l’avait élevé et à qui elle devait sa connaissance d’obscures et immémoriales chansons qu’elle fredonnait encore, presque inconsciemment. En observant par la fenêtre les néons des enseignes et les publicités criardes, elle récita doucement :

Pas de série pour le nombre un : la Nécessité unique ; le Trépas, père de la douleur ; rien avant, rien de plus. Deux bœufs attelés à une coque ; ils tirent, ils vont expirer ; voyez la merveille ! Il y a trois parties dans le monde : trois commencements et trois fins, pour l’homme et pour le chêne aussi…

Elle quitta le taxi en courant pour échapper à la pluie qui s’était mise à tomber à seaux, se retourna pour adresser un rapide signe de main à Martin, composa son code avant de pousser la lourde porte de l’immeuble. Son visage trempé dans le double reflet de l’ascenseur aux parois de miroir lui sembla le masque d’une autre qu’elle aurait vaguement connue ; elle chercha à observer avec plus de distance encore ce visage jusqu’à ce que le reflet lui devienne presque totalement étranger, non seulement comme celui d’une inconnue mais plus encore comme un agencement inédit de chair et d’os troué de mystérieux orifices. Le tintement qui signalait l’arrêt au 8ème étage la fit presque sursauter et mit fin à sa torpeur. Elle se défit de son manteau et se laissa tomber dans un fauteuil pour regarder d’un œil distrait la fin d’une émission où des chanteurs de variété et des comédiens bouffis d’orgueil dispensaient un cours de morale comme autrefois les prêtres tentaient d’édifier les fidèles. Angèle coupa le son et observa l’indignation des cuistres vertueux et austères un bref instant avant de s’endormir.

Le champ était à présent recouvert d’une fine couche de neige éclairée par la lune et elle se dirigeait à nouveau vers l’orée enténébrée du bois, qui lui paraissait bien plus dense et vaste. Les lampes extérieures de l’entrepôt 7 brillaient faiblement dans son dos et chaque nouveau pas semblait en affaiblir la lumière, qui chancela jusqu’à disparaître définitivement, comme soufflée, alors que seuls quelques mètres la séparaient des arbres. Elle voulut rebrousser chemin sans que son corps bougeât – au contraire, après quelques vains efforts, elle fit un pas en avant en fixant le cœur de l’obscurité, niché dans l’entremêlement des ronces et l’embroussaillement du sous-bois. Une silhouette d’ombre, à peine perceptible à travers les halliers, se tenait à la limite des premiers arbres, immobile. Confusément, l’Angèle onirique pressentait quelque chose d’à la fois anormal et familier dans cette situation.

Elle se réveilla tard, le dos rompu par des courbatures et les tempes douloureuses. Elle erra tout le dimanche dans l’appartement, caressant les dos des livres de la bibliothèque, saisissant parfois Les Chimères ou les Contrerimes sans parvenir à en lire plus d’une page, ouvrant le web sans savoir ce qu’elle voulait y faire et finit par sortir et gagner le port de commerce où elle observa les grands squelettes jaunes des grues, les titans pétrifiés qui semblaient avoir gardé la ville pendant une très vieille guerre.

« Non, je n’ai rien fait ce dimanche, j’étais éteinte. Trop de stout la veille… »

Martin sourit et lui indiqua les palettes à réceptionner. Luminaires fantaisie, bougeoirs vintage, affiches sous cadre de la Tour Eiffel.

Assis sur un banc, Martin et Angèle mangeaient en silence leurs salades de pâtes. Devant eux passait la masse des clients désœuvrés, les lents fantômes de la zone grise, pensa Angèle. Elle termina sa bouchée et rompit le silence :

« Tu n’as pas parfois l’impression que la zone ressemble aux limbes ? Enfin, à une sorte d’espace intercalaire, un simulacre où erreraient des spectres ? Si nous restons trop longtemps dans la zone, je crois que nous n’en sortirons plus. Une éternité spectrale à vendre des luminaires à d’autres fantômes. Arrête de rire, crétin.

— C’est l’heure Angèle. Elle tourne même dans des limbes. Nous sortirons samedi, chère comtesse Bathory, il faut vous distraire. Vous finirez par prendre des bains de sang de jeune vierge à ce rythme.

— Tes références sentent toujours le heavy metal des années 90 et le cinéma de quartier, Martin. Cette permanence de puceau rôliste est quelque part rassurante. »

Angèle se sentait fatiguée. Chaque nuit de la semaine, elle avait arpenté dans ses rêves le champ situé derrière l’entrepôt 7, avançant sous la clarté lunaire vers des arbres qui semblaient de nuit en nuit plus imposants. Aux cyprès s’étaient ajoutées d’autres essences, de hauts arbres qui semblaient vaciller comme des flammes sous les rafales de vent, de noires masses touffues qui paraissaient mouvantes comme des créatures de spectacles d’ombres chinoises. Le rêve s’arrêtait toujours au moment où l’orée de la forêt était presque à portée de ses bras et qu’elle se savait observée par une ombre dissimulée parmi les halliers. Alors que la pause de 17h approchait et que la foule du samedi ne semblait jamais vouloir se tarir, Angèle aperçut la silhouette au complet vert. L’homme, les mains jointes dans le dos, se tenait roide devant un miroir industriel et le reflet de son visage montrait ce sourire fixe et gris dont elle avait le souvenir. Cherchant à s’effacer subrepticement, elle baissa la tête et tourna au rayon des salles de bain. Elle faillit heurter l’homme au costume verdâtre en bifurquant vers l’allée qui menait à la porte de l’entrepôt 7. Relevant les yeux, elle constata avec surprise que le client aux dents grises paraissait doté d’une vélocité hors-norme. Il souriait et l’affectation avec laquelle il susurra « Mademoiselle » ne parvint pas à dissiper l’impression narquoise que son rictus provoquait. Angèle frissonna, de fatigue ou de dégoût peut-être, et posa sur son visage le masque social adéquat.

«Quelle… surprise, monsieur. Que puis-je pour vous ? »

Le vieil homme la fixa silencieusement, la bouche distendue en une étrange grimace. Angèle observa le déchaussement de ses dents, la chair presque à vif des gencives et les racines apparentes qui annonçaient la nudité à venir du crâne abandonné par la chair.

« Ma petite Angèle, je ne voudrais pas vous accaparer alors que vous alliez en pause. Je trouverai l’objet de mes convoitises sans votre aide charmante, filez-donc, filez-donc, mon petit. Allez-respirer l’air du bois tout proche, quittez temporairement la lumière des néons. »

L’homme au complet verdâtre s’évanouit aussitôt à l’angle d’un rayonnage, Angèle demeura interdite quelques secondes, presque confuse, jusqu’à ce qu’une voix jaillie des haut-parleurs n’annonce une promotion sur le parquet stratifié et ne la sorte de sa torpeur.

Angèle reprit ses esprits à l’extérieur, adossée à l’entrepôt 7. L’heure bleue finissait. Au bout du champ, la ligne sombre de la canopée des cyprès, nimbée des dernières lueurs, lui remit en mémoire Gas station, la peinture de Hopper où un homme seul s’affaire devant une station service de campagne proche des forêts. Brusquement, elle ressentit l’envie de traverser le champ et de pénétrer sous les cyprès. Elle se dirigea néanmoins vers la porte de l’entrepôt au moment où les projecteurs extérieurs s’allumaient. De retour dans les rayons, elle zigzagua entre les corps de la nombreuse clientèle du samedi après-midi et observa les visages à la dérobée. Elle ne vit que masques grimaçants, faces molles et fardées, mufles de cauchemars, incompréhensibles gueules d’où ne lui semblait s’échapper qu’un dialecte obscur, inarticulé, qui fit croître en elle un malaise diffus. Angèle se replia dans un recoin peu fréquenté, tenta de calmer ses nerfs mais son reflet légèrement déformé dans une horloge à 15,99 € raviva son angoisse : la jeune femme qui l’observait lui parut tout aussi étrange que les faces hideuses des clients qu’elle avait cru voir ; la grande aiguille de l’horloge semblait fouailler dans sa paupière droite et son visage lui apparut poisseux, luisant sous les néons comme la peau malade d’un animal bizarre. L’horloge indiquait 17h20, la nuit était maintenant tout à fait tombée, pensa-t-elle. Angèle tressaillit quand une main se posa sur son épaule.

Bien sûr, elle ne fut pas surprise lorsqu’en se retournant elle vit le vieil homme au complet dont le vert, elle s’en rendait compte à présent, tirait vers un gris de vase. Le vieillard ne souriait plus mais paraissait légèrement rêveur, son regard fixant l’horloge où elle observait un instant auparavant son reflet spectral. Il ouvrit lentement ses lèvres exsangues sans qu’aucun son ne sortît de sa bouche, dont la béance rappela à Angèle des images de poissons des grands fonds. Elle sentit une haleine douceâtre où perçait une odeur âcre et sure, et ne put détourner le regard de la cavité buccale, un puits noir où palpitait la chair verte de sa langue, un tunnel d’ombre où brillaient les éclats de ses dents. Angèle eut l’impression qu’une lamproie cherchait à se ficher dans son cerveau et elle ne sut pas vraiment si elle entendit réellement les derniers mots du vieil homme.

Tic-tac, tic-tac. La nuit prochaine je compterai les secondes, couché dans le grand bois au bord de la ville. Je ne dors plus je marche, je ne rêve plus je vois ; les ombres derrière le monde, le monde derrière le monde

Le vieillard émit un soupir et s’éclipsa alors que Martin s’approchait.

Les verres se succédaient. Angèle riait tandis que Martin tentait d’attirer l’attention du barman afin de commander deux autres pintes de la nouvelle bière que proposait le pub, la Legster, dont l’origine était peu claire — certains évoquaient le Donegal, d’autres une micro-brasserie des Monts d’Arrée, d’autres encore la République tchèque. Mordorée et presque changeante selon la lumière, cette bière possédait un goût également incertain, entre amertume et acidité. Angèle y cherchait l’oubli des heures grises de la zone hantées par l’homme roide et maigre en complet et la Legster, qu’elle appela son doux népenthès, remplissait ce rôle à merveille.

« Deux autres verres du népenthès, Angèle, puissent-ils te faire oublier la lamproie métaphysique de la zone », lui dit à l’oreille Martin en posant les deux pintes sur les sous-verres ornés d’un homard stylisé sur fond noir, dont les deux pinces levées encadraient le nom Legster écrit dans une police art nouveau.

Angèle fit tinter son verre contre celui de Martin et lui fit un clin d’œil tout en lorgnant vers son reflet dans le miroir situé derrière le comptoir.

***

Elle s’étira d’abord, afin de délasser son corps, et se rendit compte qu’elle était assise sur le siège passager de la voiture de Martin, garée sur le parking désert de la zone, étrangement recouvert d’une couche de neige de plusieurs centimètres éclairée par les phares. L’horloge du tableau de bord indiquait 5 heures et 20 minutes, des flocons drus brillaient dans le halo jaunâtre des réverbères sphériques, Angèle réprima un frisson et remarqua que la portière du côté du conducteur était entrouverte. Martin n’était pas dans l’habitacle. Elle éteignit les phares, sortit, observa les alentours, fit le tour du véhicule et remarqua les traces de pas qui se dirigeaient vers l’arrière du bâtiment. Angèle suivit les traces, l’esprit calme et vide, levant son visage vers les flocons. Elle contourna l’angle du mur de métal derrière lequel disparaissait la ligne de pas et entra dans la nuit. Darkness on the edge of town, pensa-t-elle en débouchant à l’arrière de l’entrepôt 7. Ce titre lui revint en mémoire lorsqu’elle constata qu’aucune lumière électrique ne trouait l’obscurité épaisse qui régnait à la frontière de la zone, aux confins de la ville. Seuls les reflets de la lune sur la neige lui permirent de distinguer les pas, qui menaient vers les cyprès. Angèle suivit les traces, sa conscience étrangement partagée entre une torpeur somnambulique et une acuité sensorielle très agréable. Elle fredonna sans vraiment s’en apercevoir quelques vers d’une vieille poésie.

Il y a trois parties dans le monde : trois commencements et trois fins, pour l’homme et pour le chêne aussi.

Angèle s’immobilisa à la lisière, observa le sous-bois enténébré et appela doucement Martin. Un léger bruit de branchage et de pas sur l’humus lui fit tourner la tête vers la droite. Elle crut voir briller fugitivement les bois d’un cerf dans un rayon de lune et s’engouffra sous les cyprès. Les premiers pas lui donnèrent l’impression d’avancer dans une noirceur épaisse, aqueuse, trouée d’aiguilles argentées ; ses pupilles se dilatèrent, son cœur accéléra, elle repoussa une branche ; puis elle aperçut ce qui ressemblait à un corps écailleux se mouvoir à quelques mètres. Angèle s’enfonça dans la forêt.

La trombe sonne : feu et tonnerre ; pluie et vent; tonnerre et feu ; rien ; plus rien ; rien, ni série !

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