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  • julienphilippe4

Dernières nouvelles du Mac Orlan (3)


The Singing Horseman - Jack Yeats (1949)

Où Alphonse l'archiviste oublie la catastrophe dans un tableau de Jack Yeats et quelques pintes.


Après un dimanche infâme passé à suer d’angoisse à l’idée du cadavre de Paul pendu dans le couloir, deux policiers las toquèrent enfin à la porte d’Alphonse, prirent négligemment sa déposition et l’informèrent d’une voix atone de la situation administrative, passablement confuse. Ils décrochèrent péniblement le corps et Alphonse regarda s’éloigner dans le corridor le brancard où reposait le cadavre de son défunt voisin— Josquin feula, Alphonse soupira, claqua la porte et partit sur un coup de tête aux Dubliners, le pub où il avait ses habitudes. Il s’installa à sa table favorite, engoncée dans un recoin, et commanda une pinte de bière brune. Il était ici comme dans une alcôve, presque un enfeu, où il pouvait s’essayer prudemment à côtoyer de loin ses contemporains sans toutefois prendre le risque d’un réel contact social. Même avant le Grand Effacement, il n’observait de toute façon que très peu la clientèle et concentrait toujours son attention sur la reproduction d’un tableau accrochée au mur près de sa table, le Singing horseman de Jack Yeats — le frère du poète, lui avait un jour dit le patron irlandais qui avait noté l’attirance de ce client lunaire pour le tableau. Alphonse avait en effet pour habitude de boire lentement la bière sombre et épaisse, l’œil rivé au cavalier qui semblait implorer le ciel, les mains presque en prière ; il était fasciné par la dislocation des éléments de la composition : le ciel, l’herbe, le cheval et l’homme semblaient sur le point de s’écrouler et de fusionner avant de disparaître totalement. Le seul point d’ancrage qu’il trouvait dans la toile était l’œil noir du cheval : la tache sombre échappait au tremblement intenable des choses, au délitement du monde, et pourtant annonçait le silence, le vide éternel. Alphonse buvait la bière noire en fixant cet œil, ce trou noir qui l’absorbait jusqu’à la dissolution de sa conscience. Il ne reprenait ses esprits que cinq ou six pintes plus tard, à l’approche de la fermeture et s’arrachait à la table, tout empoissé des sucs ténébreux de la bière et de l’œil. Alors le patron regardait la sortie hésitante de ce client spectral, légèrement titubant, et lui lançait un « au revoir horseman » rituel auquel Alphonse répondait par un léger signe de tête, juste avant de pousser la porte vitrée et de disparaître. Le barman essuyait ses derniers verres et expliquait ce qui distinguait ce client mutique aux derniers buveurs arrimés au comptoir :

« La plupart des gens boivent pour devenir un autre, pour quêter la métamorphose ou la révélation, pour se remplir de quelque chose. J’en ai vu parfois se transformer heureusement dans une sorte d’apothéose inattendue mais à vrai dire il s’agit plutôt communément d’une régression bestiale, lycanthropie et compagnie… La sortie des estaminets ressemble à une toile de Bosch.Certains, plus rares, boivent pour se vider, pour disparaître. Le horseman appartient à cette dernière espèce. On les voit dans les rues rentrer chez eux, de vrais fantômes qui glissent plus qu’ils ne marchent, légers comme des draps qui sèchent au vent. »

Alphonse ressuscita plus qu’il ne s’éveilla le lendemain, tant son sommeil avait été vide. Son corps et son esprit avaient disparu et il ne demeurait attaché à l’existence que par une haleine chargée et une céphalée puissante. L’archiviste maudit sans conviction son inconduite de la veille, prit une douche rapide et alluma la radio afin d’écouter distraitement les dernières nouvelles de l’écroulement du monde.

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