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Le songe d'Anselme

  • julienphilippe4
  • 19 juin
  • 3 min de lecture
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Lorsque Jean, le serveur de la gargotte de la rue de l’Eau blanche, retourna dans l’arrière-salle les bras encombrés de pichets d’un vin rouge à la robe quasi-noire, il marqua un temps d’arrêt tant la tablée de braillards qu’il abreuvait depuis déjà trois heures semblait métamorphosée : dans la lumière faiblarde des appliques, les faces rougies s’étaient figées, brillantes comme de la cire, les corps s’écroulaient doucement, paraissaient fondre, et surtout les rires trop forts des soiffards s’étaient étrangement tus, remplacés par un faible chevrotement qui s’éteignait peu à peu. Cela lui remit curieusement en mémoire une boîte à musique surmontée de cinq petits danseurs qu’une grand-tante lui avait offerte dans son enfance, sans doute pour sa communion. Les cinq figurines, qui se tenaient la main, ralentissaient lentement au son des notes mourantes jusqu’à l’immobilité qui lui faisait toujours un peu peur (les petits visages des danseurs, deux femmes et trois hommes, n’exprimaient aucune joie, plutôt une sorte de stupeur). Jean sortit de sa rêverie et s’approcha de la table. 

Le visage et la posture de l’homme au centre de la tablée, un certain Anselme que tout le monde semblait chérir (« A la tienne, Anselme ! », « Anselme, c’est ma tournée ! » criaient les convives depuis le début des agapes), le frappèrent : il se tenait roide sur sa chaise, les mains à plat sur la nappe de papier, le regard perdu dans le dessin mouvant formé par le vin d’un pichet renversé. La coulée s’étendait paresseusement, envahissait peu à peu la nappe. Le serveur aussi s’abîma un instant dans cette tache de Rorschach en mouvement avant de poser ses pichets. Anselme ne leva pas les yeux mais chuchota un remerciement en esquissant un sourire. Autour de lui les corps des commensaux semblaient la proie d’une immense fatigue, proches de s’affaler définitivement sur le sol ou la face contre la table. Le vin renversé s’étendait encore comme une lèpre avide, léchait les cheveux et le visage de l’homme endormi sur la nappe à gauche d’Anselme. Bientôt il atteindrait ses mains très blanches, toujours à plat, mais il ne songeait pas à les bouger. 

« Cela ressemble à une marée noire. » dit Anselme comme pour lui-même dans un souffle. Et il imaginait une grande marée dévorant le monde, mangeant la terre, les champs, les rues, montant jusqu’aux plus hauts toits de la ville, jusqu’à enfin engloutir les quatre statues aux angles du toit de l’iceberg, tel qu’était surnommé le grand bâtiment des archives de Brest. Anselme rêvait la fin des temps, voyait le monde disparaître sous des eaux lourdes et épaisses comme un pétrole d’abîme. Le vin toucha enfin sa main gauche et il se lécha le doigt en regardant le serveur dans les yeux. 

« Car ceci est mon sang. » crut entendre Jean sans en être certain tant la voix d’Anselme était basse. Et Anselme lui parut tout à coup transfiguré, lumineux et blafard dans la pénombre de l’arrière-salle qui semblait peu à peu avalée par une noirceur épaisse comme celle du vin renversé ; on eut dit une figure de vitrail dans l’obscurité d’une petite église de campagne. Jean avait l’impression de se noyer, croyait sentir l’eau épaisse lécher sa lèvre inférieure, puis d’un coup, les rires, le bruit des verres qui se remplissent, les rodomontades d’ivrognes crevèrent la bizarre paralysie des choses. Le manège est reparti, pensa Jean tandis qu’Anselme le priait d’apporter un nouveau plateau de pichets.  S’il avait une grande habitude des comportements parfois erratiques de clients avinés, il fut toutefois glacé par ce personnage vaguement inquiétant qui semblait trôner à la table et qui ne paraissait pas vraiment ivre. Non, Anselme ne lui paraissait pas saoul, c’était bien pire que l’ébriété ce qu’il avait sous les yeux, c’était un peu répugnant comme une maladie rare, une odeur méphitique, une lassitude profonde qui sentait le tombeau et la chair fatiguée. Il battit en retraite en priant pour que la tablée décampe rapidement.

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