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  • julienphilippe4

Dernières nouvelles du Mac Orlan (2)


© Tous droits réservés Archives de Brest


Brest, début des années 80. Le Grand Effacement, la disparition subite et incompréhensible d'une large part de la population, a bouleversé le monde. Après Alphonse l'archiviste, voici Eléonore, la projectionniste du cinéma Le Mac Orlan.


Eléonore alluma le projecteur, ouvrit le volet puis régla la mise au point en tendant le cou vers la lucarne de la cabine. Les poussières étaient en apesanteur dans le rayon lumineux qui dominait la salle quasi-vide, comme tous les soirs maintenant depuis l’accentuation de l’Effacement. Seule une dizaine de spectateurs regardaient l’écran du Mac Orlan où bientôt Lon Chaney allait hanter le sous-sol de l’opéra Garnier dans le vieux film de 1925, Le Fantôme de l’opéra. Eléonore pensa que les rares spectateurs et elle-même étaient un peu spectraux, aussi, et abandonnés comme Lon Chaney ; ceux qui échappaient à la disparition étaient des fantômes par défaut, condamnés à hanter les lieux vides de la vie ancienne. Eléonore avait vu ses proches disparaître dans un jeu de massacre digne de la grande Peste — parents, frère, amis, une hécatombe à laquelle elle n’avait résisté qu’à cause de Louis, son fils, qu’elle ne lâchait plus. Il dormait dans la cabine, à côté d’elle, malgré le vacarme du projecteur. Quand on a cinq ans, le sommeil vous prend dans toutes les circonstances et vous passez dans la vie, presque inconscient de la mort et de la perte, comme un ivrogne calfeutré dans l’ivresse (les enfants ont la gaieté et la maladresse de certains buveurs heureux, pensa-t-elle). Eléonore aurait bien voulu se réfugier dans l’alcool, d’ailleurs, mais elle ne se le permettait plus depuis qu’elle était devenue le seul point d’ancrage de son fils. Jean, le père dont elle était séparée, s’était lui-aussi évaporé il y avait une semaine, le samedi 14 février et elle suait d’angoisse dans la crainte de disparaître à son tour et de laisser Louis seul, avec un destin d’enfant sauvage dans une ville morte. Le petit grogna dans son sommeil et se retourna vivement, comme secoué par une décharge électrique, mais il dormait encore. Eléonore observa la salle, les crânes immobiles des quelques spectateurs, les acteurs muets aux gestes outranciers sur les images légèrement tremblantes, et les fines particules de poussière qui lévitaient toujours dans la lumière. Le Mac Orlan ressemblait ce soir à une crypte où des orants pétrifiés reposaient dans la pénombre. Elle se dit qu’elle aurait peut-être dû programmer une comédie mais à vrai dire personne n’avait l’envie de voir Louis de Funès dans le contexte du Grand Effacement, sauf son fils, bien sûr, qui pourrait encore se tordre devant La Folie des grandeurs ou L’Aile ou la cuisse, même si le monde s’écroulait derrière l’écran. Elle ne pouvait plus regarder depuis des semaines que les souvenirs muets et tremblants d’un monde disparu, les pellicules altérées et les images cassées, ces fantômes à la gestuelle un peu ridicule qu’elle sortait du tombeau pour les montrer aux quelques cinéphiles survivants qui fréquentaient encore le Mac Orlan. Le petit groupe d’habitués semblait partager sa dilection actuelle pour les classiques du muet. Comment regarder un film bruyant alors que le grand silence s’étalait sur le monde ? Tous sentaient confusément que cela aurait été inconvenant. Erik, le fantôme défiguré, fuyait maintenant en fiacre une foule hostile munie de torches, après avoir enlevé la belle Christine Daae, son amour impossible ; le fiacre se renversa et le fantôme courut vers les quais, où la horde l’accula bientôt. Le plan suivant, Erik avait disparu dans la Seine, avalé presque sans remous dans l’eau noire du fleuve. Les spectateurs statufiés brisèrent lentement la gangue provisoire octroyée par le cinématographe et quittèrent la salle en file indienne, la tête basse, comme contaminés par le cinéma muet — Eléonore crut voir dans ces silhouettes grises une procession de pleurants crachés par l’écran, les orphelins d’un monde mort.

Elle réveilla Louis, lui passa la main dans les cheveux et l’aida à enfiler son petit ciré rouge. Ils rentrèrent à pied vers l’appartement de la route de la corniche sous un crachin très fin qu’elle avait toujours apprécié, peut-être à cause du cliché sur la ville qu’il confortait dans l’esprit des contempteurs de Brest. Tandis que Louis s’amusait à sauter à pieds joints dans les flaques de lumière des réverbères puis à plonger derechef dans les ténèbres où le dos de plastique rouge du ciré brillait encore faiblement, Eléonore ne parvenait pas à décider si elle redoutait plus la disparition de son fils ou la sienne ; non pas que la mort, s’il s’agissait bien de cela, l’effrayât, mais la pensée de laisser son enfant seul ici-bas, cela la terrifiait. Elle l’appela ; Louis se figea juste avant de sauter hors du rond lumineux sur le trottoir ; les échos de sa voix résonnèrent étrangement à ses propres oreilles dans la ville vide. Le souvenir du film Ne vous retournez pas et sa petite fille morte dans un ciré écarlate s’imposa à son esprit et Eléonore comprit enfin pourquoi ce petit imperméable rouge acheté au début de l’hiver l’avait toujours un peu mise mal à l’aise. Elle courut vers son fils et lui tint fermement la main jusqu’à la porte de l’immeuble.

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