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  • julienphilippe4

Brest l'étrange



De Brest l’on ne retient souvent que la part fortement ancrée dans le réel – Barbara et la pluie de feu, l’histoire ouvrière, l’arsenal militaire, l’architecture brutale, l’argot imagé. A mes yeux Brest possède également un autre visage moins sûr, plus fuyant, celui d’une cité mystique presque à l’intersection de deux mondes, une ville dont le rugueux corps de béton serait traversé d’infiltrations chimériques : fictions, rêves, ivresses, souvenirs, tous ces frères en irréalité bousculent le cadastre et révèlent la véritable nature de Brest — celle d’une ville de mythe et de songe, une Tir na nOg, une « sentinelle métaphysique » selon les mots de Philippe Le Guillou, et je suis sûr que si André Breton l’avait connue, il aurait immédiatement oublié Nantes et placé Brest à sa juste place dans la géographie surréelle. Bénie par les lumières du Ponant ou sombre comme une toile de Spilliaert, Brest est l’étrange, la cité quasi fantomatique des mois noirs ou celle aux lumières impossibles (j’y ai vu sous un ciel d’orage un immeuble banal du Dourjacq défier les lois du spectre lumineux, se muer en un bijou ondoyant, se tordre comme une photographie brûlée). Spectrale était déjà celle qui au sortir de la guerre avait gagné sa défroque de revenante, la martyre hirsute sortie des gravats après 165 bombardements. Son grand corps ravagé a été suturé à l’équerre et elle s’est réveillée dans les atours d’une cité de l’Est, en robe de béton brut, comme en écho à sa sœur biélorusse du même nom – ce hasard toponymique a peut-être contribué à forger l’imaginaire stalinien de la ville. Cette nouvelle peau grise a tant fait pour enfermer la ville dans un cliché mille fois persiflé. Faut-il pourtant être aveugle pour ne pas ressentir la beauté de ses gris, surtout quand ils répondent à un ciel sombre, comme issu de l’acier fondu d’une coque de sous-marin, quand les lumières mouvantes de l’ouest transfigurent les rues et donnent au vert d’un jardinet pelé une teinte impossible, vibrante et presque surnaturelle.


L’architecture de ses églises massives et angulaires trahit la particularité de la transcendance ici-bas : de ces masses âpres de béton se dégage l’impression d’une religion austère, propre à des Chrétiens de la fin des temps, quelque part après l’Apocalypse de Saint Jean et avant un départ vers les étoiles à bord de ces grandes nefs de pierre qui m’ont toujours paru proches de s’arracher à la terre. L’église Saint-Luc est un édifice brutal dressé à la face du ciel, construit de blocs de béton armé ; elle est nue et blafarde, à l’instar de la croix de métal fichée sur son clocher efflanqué, haut monolithe grisâtre troué de deux niches carrées abritant des cloches noires. L’ensemble paraît figé dans un chantier à jamais inachevé. C’est une tour de guet métaphysique, sèche et austère, une Notre-Dame des blockhaus qui aurait pu veiller les ruines de toutes les villes détruites. Un édifice réduit à l’os, un peu inquiétant de prime abord, puis rassurant comme une vigie, un pilier immuable et mutique, comme d’autres au comptoir. L’église Saint-Louis, elle, est un gigantesque vaisseau glacé, une épure de béton vaste comme un gouffre où quelque chose d’indicible saisit celui qui y pénètre, croyant ou non. Sur le haut mur derrière l’autel se dresse un très grand Christ dépouillé, quasi-abstrait, somme d’angles et d’arêtes soudée à la croix ; les hauts vitraux du flanc est, chacun illustré par un saint schématique de couleur vive, laissent passer de grands et étroits pans de lumière qui découpent l’espace avec la même rigueur que celle qui commande l’architecture. L’illumination par la longueur, la hauteur, les angles droits – Brest est une ville mystique et géométrique.


Longtemps j’ai fréquenté ses comptoirs, ces autres lieux de piété où je me réchauffais dans la ville réelle, bruyante et vive comme un verre renversé ; mais c’est dans les retours solitaires, les lendemains, que l’escalier de brume vers la ville chimérique apparaissait. Dans les rues vides la ville bruisse, respire, s’étire et dicte en chuchotant quelques secrets qui s’impriment dans le cortex au son d’une machine à écrire. Les rues les plus blafardes se parent d’une aura d’étrangeté, ainsi de la rue Stiffelou, de la rue Saint-Pol-Roux, de la rue Jules Lesven dans lesquelles je n’ai jamais pu marcher sans sentir affluer les ondes d’une marée secrète, ressac du temps, estran d’un passé fantôme, tout un monde intercalaire qui se débonde et reflue derrière un réel qui demeure, malgré tout, nimbé d’irréalité. Je ne peux passer rue Mathieu Donnart sans m’arrêter prendre une pinte imaginaire aux Dubliners, servie par le spectre rigolard de Joe Smith, qui était déjà légendaire avant sa mort (et je caresse le comptoir patiné en écoutant Shane chanter : « And when the stinking streets of summer Are washed away by rain At the dark end of a lonely street That's where you lose your pain »)


La nuit sur les épaules, un soir de grand vent de l’hiver 1997, j’ai senti la ville descendre en moi en remontant la rue La Motte Picquet – Satori, épiphanie, rayon rose, échelle de Jacob ? Depuis j’abrite dans mon crâne la carte et le territoire, Brest m’a avalé et inversement. Je suis Jonas et la baleine, la baleine et Jonas, je suis Brest comme Lovecraft écrivait « Je suis Providence ». Les villes s’emparent parfois de certains de leurs habitants, ils se lovent dans leurs poitrines de géantes abstraites et les porteront à jamais dans leur crâne ; elles les possèdent comme une idée, un démon, un amour peuvent posséder les hommes. La forme de la ville a changé, bien sûr, et sa nouvelle peau clinquante ne peut pas vraiment plaire à ceux qui ont connu ses incarnations précédentes. Je suis condamné à hanter les rues fanées de mes souvenirs, à boire au comptoir de bars fermés depuis d’innombrables lustres, à habiter le cadastre défunt jusqu’à rencontrer la cohorte des morts, qui doit bien déambuler sur les pavés fantômes de la ville disparue – et je les sens parfois qui s’agitent à l’angle de la rue Berthelot ou au Tromeur, j’accélère le pas et je suis toujours à deux doigts de surprendre la réalité perdue et ses spectres qui s’éparpillent comme des billes de vif-argent. La prochaine fois, c’est sûr, je passerai de l’autre côté.

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