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  • julienphilippe4

Flaubert l'obscur



Y a-t-il écrivain plus nihiliste que Flaubert ? Même Céline avait Bébert ou Molly qui éclairaient d’une faible lumière le voyage. Cioran, peut-être, pourrait rivaliser avec la noirceur du vieil ours atrabilaire de Croisset… On chercherait en vain une lumière qui donnerait un sens aux chemins de croix ou aux jeux de massacre dans lesquels sont jetés les personnages de Madame Bovary, de Salammbô ou de L’Education sentimentale : des martyrs sans sanctification, des révolutionnaires sans grand soir, des ambitieux sans réussite, des amoureux sans amour. Pas d’amour pour sauver Emma ou ce cocu sentimental de Charles, moqué, floué, foulé aux pieds par la Terre entière dès le collège ; pas d’échappatoire pour Frédéric et son ami Deslauriers, amers, déçus, battus à la fin de L’Education ; pas de révolution pour Dussardier, le naïf idéaliste tué par son ancien compagnon Sénécal ; pas de résurrection pour Mathô, mais un supplice christique bien sanglant ; rien, nada. Sur les cadavres des naïfs, des sots et des faibles grimpent les goules froides — les Sénécal, les Homais — pour accéder au trône des monstres, des imbéciles et des salauds. Flaubert dévore ses personnages comme le Moloch de Salammbô engloutit les victimes sacrificielles qu’on lui enfourne dans la gueule.


Flaubert disséquant Madame Bovary, caricature d'Achille Lemot parue dans La Parodie (décembre 1869)


Mais plus encore ce tableau humain de malheur, d’échec, de veulerie, de stupidité et de sang est cerné par le néant.

C’est Dambreuse, le banquier parvenu dont les poignées de terre jetées sur le cercueil résonnent avec des accents pascaliens [1]. C’est la Sphinx qui crache du sang [2] dans son mouchoir au milieu de la fête, un bon vieux memento mori non pas chuchoté à l’oreille, mais beuglé à la face au milieu de l’ivresse. C'est Charles qui meurt sous les yeux de sa fille — une scène de mélodrame mais comme exsangue, vidée de tout pathos — c'est Charles qui a pour épitaphe le constat laconique du légiste : « Il l'ouvrit et ne trouva rien. »

C’est aussi le père Rouault, à deux reprises, dans Madame Bovary. Le vieux Rouault, le père d’Emma, se retourne deux fois sur le chemin qui le ramène chez lui, après le mariage de sa fille et après sa mort :

« Là, il embrassa sa fille une dernière fois, mit pied à terre et reprit sa route. Lorsqu’il eut fait cent pas environ, il s’arrêta, et, comme il vit la carriole s’éloignant, dont les roues tournaient dans la poussière, il poussa un gros soupir. Puis il se rappela ses noces, son temps d’autrefois, la première grossesse de sa femme ; il était bien joyeux, lui aussi, le jour qu’il l’avait emmenée de chez son père dans sa maison, quand il la portait en croupe en trottant dans la neige ; car on était aux environs de Noël et la campagne était toute blanche ; elle le tenait par un bras, à l’autre était accroché son panier ; le vent agitait les longues dentelles de sa coiffure cauchoise, qui lui passaient quelquefois sur la bouche, et, lorsqu’il tournait la tête, il voyait près de lui, sur son épaule, sa petite mine rosée qui souriait silencieusement, sous la plaque d’or de son bonnet. Pour se réchauffer les doigts, elle les lui mettait, de temps en temps, dans la poitrine. Comme c’était vieux tout cela ! Leur fils, à présent, aurait trente ans ! Alors il regarda derrière lui, il n’aperçut rien sur la route. Il se sentit triste comme une maison démeublée ; et, les souvenirs tendres se mêlant aux pensées noires dans sa cervelle obscurcie par les vapeurs de la bombance, il eut bien envie un moment d’aller faire un tour du côté de l’église. Comme il eut peur, cependant, que cette vue ne le rendît plus triste encore, il s’en revint tout droit chez lui. » (Chapitre IV)

« Mais, quand il fut en haut de la côte, il se détourna, comme autrefois il s’était détourné sur le chemin de Saint-Victor, en se séparant d’elle. Les fenêtres du village étaient tout en feu sous les rayons obliques du soleil, qui se couchait dans la prairie. Il mit sa main devant ses yeux ; il aperçut à l’horizon un enclos de murs où des arbres, çà et là, faisaient des bouquets noirs entre des pierres blanches, puis il continua sa route, au petit trot, car son bidet boitait. » (Chapitre X de la troisième partie)

Ce double retournement, c’est le coup d’œil dans le gouffre, le bref aperçu d’un destin de bête tremblante promise à l’abattoir, l’incompréhension et la solitude totale de l’homme, cerné par le vide, promis à la mort.

Le vieux Rouault n’est pas seulement dans la « rumination nostalgique » [3] : il voit la mort des êtres et des moments, le monde qui s’écroule sous ses pas et cette mort universelle n’est aucunement apaisée par le baume de la religion. Rouault évite d’abord l’église, promesse d’une tristesse plus grande encore et, à la toute fin, après la mort d’Emma, seul demeure dans l’incendie de la fin de journée un cimetière que le lecteur devine. C’est le lieu du vide absolu, dépouillé même de son nom.

Le vieux continue à avancer dans les deux cas, dans la solitude totale. Tout est mort ou tout va mourir. Reste à avancer sur un bidet boiteux vers la tombe, sans avoir rien compris, sans même les souvenirs. Le Père Rouault a jeté un œil dans l’abîme et a goûté aux vertiges produits par ses deux retournements — vertige du néant et de l’absurdité. Pascal avait son gouffre mais avait la consolation de la foi. Rien ne console jamais chez Flaubert, nada. Vous êtes promis au destin riant de « maison démeublée », vous serez seul et nu dans les ténèbres, l’ermite de Croisset a éteint la lumière.

« Quand une fois on a baisé un cadavre au front, il vous en reste toujours sur les lèvres quelque chose, une amertume infinie, un arrière-goût de néant que rien n’efface. » (Lettre à Edma Roger des Genettes, le 18 décembre 1859).

[1] « La terre, mêlée de cailloux, retomba ; et il ne devait plus en être question dans le monde." (L’Education sentimentale) « Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais. » (Pensées) [2] « Et la Sphinx buvait de l'eau-de-vie, criait à plein gosier, se démenait comme un démon. Tout à coup ses joues s'enflèrent, et , ne résistant plus au sang qui l'étouffait, elle porta sa serviette contre ses lèvres, puis la jeta sous la table. Frédéric l'avait vue. - Ce n'est rien ! Et, à ses instances pour partir et se soigner, elle répondit lentement : - Bah ! à quoi bon ? autant ça qu’autre chose ! la vie n’est pas si drôle ! Alors il frissonna, pris d'une tristesse glaciale, comme s'il avait aperçu des mondes entiers de misère et de désespoir, un réchaud de charbon près d'un lit de sangle, et les cadavres de la Morgue en tablier de cuir, avec le robinet d'eau froide qui coule sur leurs cheveux. » (L’Education sentimentale) [3] « Le tempo de Flaubert, dans Madame Bovary comme dans L’Éducation, est, lui, tout entier celui d’un cheminement rétrospectif, celui d’un homme qui regarde par-dessus son épaule – beaucoup plus proche déjà par là de Proust que de Balzac, il appartient non pas tant peut-être à la saison de la conscience bourgeoise malheureuse, qu’à celle où le roman, son énergie cinétique épuisée, de prospection qu’il était tout entier glisse progressivement à la rumination nostalgique. » (Gracq, En lisant, en écrivant)



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